Je n’ai jamais voulu quitter mon pays d’origine, la Bulgarie, mais je l’ai fait… J’ai mis de nouveaux habits sur mesure, mais j’ai enlevé et brisé en mille morceaux les filtres avec lesquels j’ai grandi et qui ne me permettaient plus de faire la distinction entre les apparences du normal et la normalité des apparences.
Je n’ai jamais voulu quitter mon berceau maternel, mais je l’ai fait… pour y revenir dépourvu du sentiment envahissant que tout ce que je voyais était ordinaire et familier et que la Bulgarie n’avait qu’une seule face. Maintenant, je sais que je l’ai fait pour y rester et pour lui rendre sa face invisible (ou giflée ?). Permettez-moi de vous raconter ce qui je lui murmure dès que je la touche du bout des doigts…
Il y a deux manières de vivre, mais elles forment un seul monde : avec le passé ou avec le présent. À force de vouloir effacer une partie de ton histoire et de réécrire un autre aujourd’hui, tu es devenue un palimpseste. Je peux y lire des traces du Moyen-Âge qui ne peuvent pas s’inscrire dans le présent d’un monde européen devenu tel parce qu’il a notamment voulu gommer la différence entre hier et demain.
Et plus je gratte, plus je me perds dans ma confusion : as-tu perdu la tête de vouloir garder des kroumirs et des vestiges du passé qui ne font qu’accentuer ton besoin vital d’arrêter de réécrire et de réeffacer des paroles et des promesses déjà confessées ? As-tu perdu la vue ? Ne vois-tu pas tes aînés dans un trou au fond de leur âme ? Ardemment attachés aux idoles et aux fétiches — parce que c’est tout ce qui leur reste — ils crient leur solitude. Ni balle ni flûte : l’issue paraît lointaine et la musique est toute autre. Ce passé est lourd, futile, anecdotique, grotesque. Il (a) fait de la Bulgarie un train (de vie) dont les wagons sont trop pleins pour pouvoir poursuivre leur chemin. Le train s’est arrêté, les voyageurs y sont toujours… Destination finale ? Europe ? Les Balkans ? Diyarbakir ?
Et pourtant, lorsque j’enlève mes habits neufs et que je replonge dans tes aires, je sais que tes bourgeons sont gorgés de vie et il n’y a qu’une envie qui m’envahit : être avec toi, dessiner ta face cachée, te faire voir, te murmurer des paroles douces, t’aimer, te photographier. Et ce palimpseste m’attire de plus en plus, car je sens que je suis une de tes histoires innombrables écrites sur ton parchemin. Puis-je te quitter ? Non ! Ton passé — c’est aussi moi…
Le projet « T(h)races » a commencé qu'après avoir quitté mon pays, la Bulgarie. Depuis maintenant 10 ans je documente les changements qui la secouent depuis la chute de L'URSS jusqu'à son entrée dans la Communauté Européenne. La Bulgarie se retrouve à la croisée de deux mondes, partagée entre l'occident incarné par l'Europe et les Etats-Unis qui abreuvent le pays d'images via la télévision et la publicité, et les stigmates de 45 ans de régime totalitaire. Ce projet m'est très personnel. Je raconte ce pays à la fois en tant que citoyen Bulgare et citoyen Européen. Cette double culture est le défi de la nouvelle Bulgarie qui tente de se frayer un chemin hors des balises communistes, dans le sillon d'une Europe occidentale tout en essayant de préserver sa culture.